Silvano
J’ai téléphoné à Ivana Stella. Sa fille m’a dit qu’elle s’était rendue à la prison avec les autres bénévoles. Je lui ai demandé de lui dire de bien vouloir me rappeler.
Je me suis allongé sur le canapé pour repasser correctement mon petit discours à la pasionaria des prisons. Au bout d’un moment, je me suis assoupi. J’ai rêvé de Clara. On était en train de parler avec la maîtresse d’Enrico, elle disait que c’était le meilleur de sa classe mais qu’il était très malade. La sonnerie du téléphone m’a réveillé.
— J’avais envie de te parler. Et de te voir, attaquai-je d’emblée.
— Moi aussi.
— Mais peut-être que ce n’est pas une bonne idée.
— Pourquoi ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Je peux être direct et sincère ?
— Bien sûr.
— Je me sens attiré par toi et je ne voudrais pas te mettre mal à l’aise. Tu es une femme très belle, raffinée, intelligente, sensible. Alors que moi, je suis seulement monsieur Talon Minute. Avant, j’étais un homme à succès, mais depuis le drame…
— Silvano, moi aussi je me sens très attirée par toi et ce que tu fais ne m’intéresse pas parce que tu es un homme exceptionnel.
— Toi aussi, tu es exceptionnelle. Quand est-ce que je pourrai te revoir ?
— Je te dirais bien de passer tout de suite, mais il y a des amies de Yera. Demain pour le déjeuner, d’accord ?
Une invitation pour le déjeuner, comme ça la fifille n’est pas là. Et au déjeuner elle peut boire un peu plus parce que Vera ne doit pas être très contente que sa maman picole. J’étais écœuré des minauderies d’Ivana Stella, du genre « tu es un homme exceptionnel ». C’est vrai, je le suis, mais pas dans le sens où elle l’entend. Les juges aussi m’avaient investi de ce pouvoir en considérant comme déterminant mon avis quant au pardon. Mais moi, je ne veux pardonner à personne. Ni à Beggiato, ni à Siviero, ni à Daniela, et ni à Ivana Stella bien sûr. Aucun « bénévole » ne s’était manifesté pour m’aider quand je me débattais seul enveloppé dans l’obscurité et la nuit. Et encore moins Mme Tessitore qui va porter secours à ces pauvres détenus. Et maintenant elle me trouve exceptionnel ?
La vie est vraiment étrange. Pendant quinze ans, j’avais attendu que quelque chose se passe qui donne un sens à ma douleur et voilà que je me retrouve à agir dans mon bon droit. Et c’est certainement pas Dieu qui tire les ficelles. Dieu n’existe pas, je le sais. Au-delà de la vie, il n’y a que l’immense obscurité de la mort.
Vers le soir, je me suis posté devant la blanchisserie. Un peu avant la fermeture, Siviero s’est dirigé à pied vers le centre. Il est entré dans un bar et s’est mis à jouer au billard avec d’autres gueules de son acabit. Ce soir, il ne dînera pas chez lui. Je suis revenu sur mes pas, ai repris ma voiture et suis passé devant chez Ivana Stella, puis devant chez Daniela. J’ai fini par aller dans un endroit désert à cette heure de la nuit. J’ai marché longtemps au milieu des monticules de terre retournée. Le silence me donnait un sentiment de tranquillité. Seul le cri comprimé dans ma poitrine produisait un bruit sourd et discontinu semblable à celui du bordé d’un bateau violemment secoué par la tempête.
Ivana Stella était émue par notre nouvelle rencontre. Elle avait dû boire plus d’un Negroni. Quand je lui glissai la langue dans la bouche, j’eus l’impression de lécher le fond du verre. Elle répondit au baiser avec beaucoup de passion. J’aurais pu la porter tout de suite au lit mais avec une femme de ce genre, ç’aurait été une erreur. Chaque chose en son temps. Pour l’heure, c’était le moment des belles paroles.
— La vie est vraiment extraordinaire, dis-je. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir tomber amoureux une autre fois.
— Moi, je l’ai cru depuis que tu es venu ici.
— J’aimerais consacrer ma vie à te rendre heureuse.
— Oh, Silvano, embrasse-moi encore, s’il te plaît.
Nous continuâmes à nous dire des conneries de gosses pendant une petite heure et à échanger baisers et caresses. Puis, Ivana Stella commença à se faire plus audacieuse. Elle avait envie de faire l’amour. Je me libérai alors gentiment de son étreinte.
— Pas maintenant, ma chérie.
— Mais pourquoi ?
— Je veux être sûr de tes sentiments pour moi. Je t’appellerai dans quelques jours et tu me diras si tu veux vraiment continuer à me voir.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— J’avais raison. Tu es vraiment un homme exceptionnel.
Je me garai sur une aire de service de l’autoroute pour manger un panino. Puis je continuai jusqu’à la grande aire, juste après le péage. Je choisis avec soin ce que je devais acheter et pris la queue à la caisse. Je n’avais pas assez de monnaie ; je payai avec ma carte.
Le soir, chez moi, je reçus un appel de Don Silvio.
— Je voulais vous prévenir que Raffaello Beggiato sera libéré demain matin, m’annonça-t-il d’un ton solennel.
— C’est bien.
— Dieu vous sera reconnaissant de ce que vous avez fait.
Je raccrochai embarrassé par la bêtise incroyable de cet homme qui avait voué toute sa vie à une illusion.
Le matin suivant, j’attendis Siviero à l’extérieur du bar habituel.
— Il sort aujourd’hui, l’informai-je. Je téléphonerai toutes les deux heures pour savoir s’il t’a contacté. Quand tu l’auras, dis-lui de faire gaffe. Le commissaire Valiani va le faire suivre.